ModeDe Vie Des Artistes En Marge De La Société; Il Vit Sans Regles, En Marge De La Societe; Elle Vit En Marge De La Societe; Mene Une Existence Au Jour Le Jour En Marge De La Societe; Vivre Pour Vivre ; Vivre Sans Foi Ca Marche, Mais Peut-On Vivre Sans Foie ? A Du Mal à Vivre En Société; Société Dépendant D'une Société MÚre; Mit En
La rĂ©sistance aux rĂšgles acadĂ©miques de lâAcadĂ©mie des beaux-arts 1 G. Monnier, LâArt et ses institutions en France, De la rĂ©volution Ă nos jours, p. 61. 1Les artistes de la fin du xixe siĂšcle les plus avancĂ©s, prĂ©curseurs dâun art qui sâinterroge sur lui-mĂȘme, sur sa nature, son rĂŽle et sa destination, sont liĂ©s au concept de modernitĂ© qui Ă©merge, dĂšs 1850, pour dĂ©signer les grands changements survenus aprĂšs les rĂ©volutions technique et industrielle. La modernitĂ© est alors perçue, par les thĂ©oriciens dâune avant-garde balbutiante, comme la manifestation dâun mode de pensĂ©e, de vie et de crĂ©ation, basĂ© sur le changement, et non plus sur les traditions anciennes dâune institution. LâAcadĂ©mie des beaux-arts, membre de lâInstitut de France, créée le 21 mars 1816, entend, en effet, perpĂ©tuer les principes esthĂ©tiques des AcadĂ©mies royales de peinture et de sculpture fondĂ©es Ă Paris en 1648. Sous son Ă©gide, les Ă©coles dâart dispensent aux Ă©lĂšves une formation scientifique gĂ©omĂ©trie, anatomie et perspective et humaine histoire et philosophie, et leur enseignent les techniques et les savoir-faire nĂ©cessaires Ă lâĂ©laboration dâune Ćuvre. Elles transmettent les diktats dâune culture classique, attachĂ©e Ă la recherche de lâidĂ©al du beau et de lâessence Ă©ternelle des choses, que les artistes suivent pour produire lâart des salons officiels, obtenir des commandes publiques, et sâattirer les faveurs dâune clientĂšle fortunĂ©e1. 2En 1863, toutefois, un vent de rĂ©volte souffle chez les artistes parisiens, car le jury du Salon de peinture et de sculpture, dĂ©signĂ© par les membres de lâAcadĂ©mie, refuse plus de 3 000 Ćuvres sur les 5 000 envoyĂ©es Ă lâinstitution. Les postulants exclus, dont Antoine Chintreuil 1814-1873 ou Ădouard Manet 1832-1883, critiquent vigoureusement lâintransigeance des membres du jury du Salon et rĂ©clament un lieu dâexposition pour montrer leurs Ćuvres au public parisien. InformĂ© du conflit, lâEmpereur NapolĂ©on III dĂ©cide de financer une exposition des RefusĂ©s », qui doit se tenir au Palais de lâIndustrie Ă Paris. Cet Ă©vĂšnement obtient un certain succĂšs, malgrĂ© la polĂ©mique nĂ©e de la prĂ©sentation dâun tableau provocateur, Le DĂ©jeuner sur lâherbe de Manet, qui met sur le devant de la scĂšne la question de lâĂ©mancipation des peintres. 3De ce fait, trop conscients des limites qui leur sont imposĂ©es, nombre dâartistes dĂ©cident de se former dans des ateliers privĂ©s, dont lâenseignement est moins conventionnel que celui des Beaux-Arts, dans le but dâaffirmer leur talent. Câest le cas du jeune Paul CĂ©zanne, qui a Ă©chouĂ© au concours dâentrĂ©e de lâĂcole des beaux-arts de Paris, en 1861, en raison dâun tempĂ©rament coloriste jugĂ© excessif, et qui va suivre les cours de lâAcadĂ©mie de Charles Suisse, en 1862, oĂč il rencontre Alfred Sisley 1839-1899, Camille Pissarro 1830-1903, Claude Monet 1840-1926 et Auguste Renoir 1841-1919. Ces derniers refusent les rĂšgles acadĂ©miques et veulent baser les principes de leur crĂ©ation sur leur sensibilitĂ©, sâemparer de sujets dĂ©clarĂ©s jusquâalors triviaux. Enfin, ils sâintĂ©ressent Ă la nature dâune façon plus libre que leurs aĂźnĂ©s, cherchant Ă transcrire les variations de la lumiĂšre, la fluiditĂ© des formes, pour animer leurs tableaux, suivant les postulats des peintres installĂ©s Ă Barbizon, Ă partir de 1850. Paul CĂ©zanne 1839-1906, face Ă la Sainte-Victoire, contre lâart des bourgeois 4Pour donner plus de force Ă son travail, CĂ©zanne Ă©carte les teintes sombres et les nuances trop lisses, façonne un modelĂ© qui lui est propre, constituĂ© de touches divisĂ©es, susceptibles de traduire la richesse de sa perception, comme de rĂ©vĂ©ler les aspects les plus secrets de la nature. Une peinture jaillie de lâintĂ©rieur, stimulante, celle des tripes », totalement dĂ©savouĂ©e par lâAcadĂ©mie des beaux-arts, voit ainsi le jour. Paul CĂ©zanne cherche, Ă tĂątons, un art solide, Ă©quilibrĂ©, structurĂ©, porteurs de valeurs stables, universelles. Des annĂ©es sâĂ©coulent avant que le style cĂ©zanien ne sâaffirme. Certes, lâartiste a toujours recours aux lois plastiques qui sous-tendent toute Ćuvre dâart, comme la loi de contraste des formes et des couleurs, la loi de composition et de reprĂ©sentation du sujet, mais il veut les utiliser autrement pour dĂ©couvrir la vraie nature de la peinture et lui confĂ©rer une structure durable. CĂ©zanne cĂŽtoie Pissarro et Armand Guillaumin 1841-1927 et participe, le 27 dĂ©cembre 1873, Ă la fondation de la SociĂ©tĂ© anonyme coopĂ©rative des artistes-peintres avec Edgar Degas 1834-1917, Monet et Renoir. Lors de la premiĂšre exposition impressionniste de 1874, chez le photographe Nadar 1829-1910, le public rĂ©serve un accueil peu encourageant, voire scandalisĂ©, aux toiles de CĂ©zanne qui, dĂšs lors, dĂ©serte de plus en plus souvent la capitale. 5Ă partir de 1876, il se rĂ©fugie dans le Midi, et sĂ©journe Ă LâEstaque, petit port environnĂ© dâune nature encore prĂ©servĂ©e, oĂč il peint des tableaux pour son ami Victor Chocquet 1821-1891. Ainsi, la plupart des Ćuvres qui sont montrĂ©es Ă la troisiĂšme manifestation du groupe impressionniste, en 1877, ont Ă©tĂ© exĂ©cutĂ©es Ă LâEstaque. Le public est toujours hostile Ă lâart de CĂ©zanne, jugĂ© malhabile, brutal, mais lâartiste sâobstine dans ses recherches. Ă Paris, il peint un portrait, qui, plus tard, sera considĂ©rĂ© comme lâun de ses chefs-dâĆuvre, Madame CĂ©zanne Ă la robe bleue, qui dĂ©tonne par une gamme de tons bleus trĂšs poussĂ©e, mais aussi par une dĂ©clinaison de verts remarquables. CĂ©zanne se voit comme lâartisan dâun art nouveau qui rejette toute convention bourgeoise, toute concession aux effets » Ă la mode, et câest dans une tenue dâouvrier, cotte bleue et veste de toile blanche couverte de taches de peinture, quâil travaille. En 1881 et 1882, lâartiste sâinstalle avec sa famille, Ă Pontoise, prĂšs de Pissarro, avec lequel il dĂ©couvre les nouvelles thĂ©ories de la couleur, celles du chimiste français EugĂšne-Michel Chevreul 1786-1889 et du physicien amĂ©ricain Ogden Rood 1831-1902, qui nourrissent sa rĂ©flexion. Cette mĂȘme annĂ©e, il est admis au Salon, se dĂ©clarant lâĂ©lĂšve dâAntoine Guillemet 1841-1918 de lâĂ©cole de Barbizon, mais il poursuit sa quĂȘte, de plus en plus solitaire. Il peint, dĂ©sormais, en appliquant des touches juxtaposĂ©es, et accentue la technique du clair-obscur pour obtenir des effets descriptifs forts sur ses toiles. Les paysages sont construits par plans successifs, suivant une perspective aĂ©rienne, dĂ©jĂ utilisĂ©e par les impressionnistes, et constituĂ©s dâune succession de traits et de lignes disjointes, qui dĂ©crivent de façon de plus en plus synthĂ©tique les objets ou les figures. En 1883, CĂ©zanne en sait assez pour suivre, seul, son chemin, et il dĂ©cide de rentrer chez lui, en Provence, pour pousser plus loin ses investigations, dans lâatelier de la demeure familiale. Lâartiste dĂ©veloppe sa technique en travaillant essentiellement sur le motif pour saisir la beautĂ© des paysages nimbĂ©s de soleil et transcrire le sens profond de leur nature. ViscĂ©ralement attachĂ© Ă ses racines, il aime Ă©tudier sans relĂąche ses sujets, en pleine campagne, dans la solitude des paysages mĂ©diterranĂ©ens dâune austĂšre beautĂ©, prĂšs des carriĂšres de BibĂ©mus, du chĂąteau de Vauvenargues ou dans le village du Tholonet. 2 A. Lhote, Catalogue de lâexposition Lâinfluence de CĂ©zanne, 1908-1911, 1947, p. 5. 6En 1886, lâartiste sâinstalle pour un an, Ă Gardanne, avec sa famille, oĂč il commence une sĂ©rie de peintures sur la Sainte-Victoire quâil reprĂ©sente comme sujet Ă part entiĂšre, et de façon rĂ©currente, dans plus de quatre-vingts Ćuvres, dĂ©veloppant un style de plus en plus Ă©purĂ©. La montagne provençale, rattachĂ©e dans son histoire gĂ©ologique, aussi bien Ă lâancienne chaĂźne pyrĂ©nĂ©enne, quâĂ celle des Alpes occidentales, devient le cadre dâun laboratoire de recherche. Il ne sâagit pas, pour CĂ©zanne, de sâĂ©pancher sur une nature complice », mais de capter ses qualitĂ©s intrinsĂšques, son pouvoir Ă exprimer une Ă©nergie, Ă stimuler lâimaginaire, pour la transcender. La tradition acadĂ©mique considĂšre alors lâobservation personnelle et sensible de la nature comme infĂ©rieure Ă lâexpĂ©rience intellectuelle, alors quâelle permet aux premiers artistes de lâart moderne de trouver un support dâexpression solide et variĂ©2. 7La peinture de CĂ©zanne suscite jusquâen 1887, Ă Paris, les railleries de dĂ©tracteurs qui parlent de visions cauchemardesques » et autres atrocitĂ©s Ă lâhuile ». Puis, grĂące aux collectionneurs Ă©clairĂ©s et Ă des critiques indĂ©pendants, grĂące au soutien de marchands dâart comme Ambroise Vollard 1866-1939 et Durand-Ruel 1831-1922, elle finit par obtenir un vrai succĂšs. En 1888, une sĂ©rie dâarticles mentionnent son Ćuvre en termes flatteurs et il est admis Ă lâexposition de lâArt français pour lâExposition universelle de Paris de 1889. CĂ©zanne commence Ă ĂȘtre reconnu et apprĂ©ciĂ© pour son audace picturale, la soliditĂ© de ses compositions, enfin, sa touche incomparable. Il peut, dĂšs lors, vivre de son art, mais il est dĂ©jĂ malade, et effectue des cures pour se soigner. En 1906, alors quâil est installĂ© sur le motif, lâartiste prend froid et contracte une pneumonie, dont il ne se remet pas. Il meurt le 22 octobre, chez lui, en Provence. 8Ă Paris, le monde de lâart est en deuil et lui rend hommage en organisant, au Grand Palais, pour le Salon dâautomne de 1907, une grande rĂ©trospective de ses Ćuvres. Le public dĂ©couvre ses baigneuses, ses natures mortes, ses portraits, ainsi que les paysages de la Sainte-Victoire, et salue le talent et la tĂ©nacitĂ© du peintre. Pour tous, il est clair, quâaprĂšs CĂ©zanne, lâart ne sera plus le mĂȘme car lâhĂ©ritage pictural que le maĂźtre dâAix transmet, met Ă rude Ă©preuve ses anciens fondements. La montagne Sainte-Victoire devient, dĂšs lors, lâemblĂšme de la volontĂ© de lâartiste, tout debout contre lâordre Ă©tabli, de rĂ©nover lâart, car elle a Ă©tĂ© le refuge de celui qui, en marge dâune sociĂ©tĂ© Ă©triquĂ©e et des dogmes de lâAcadĂ©mie des beaux-arts, a voulu se modifier lui-mĂȘme, en profondeur, pour dĂ©couvrir la vĂ©ritĂ© de la peinture. Henri Matisse 1869-1954, les fauves Ă Collioure de la dynamite au pied des AlbĂšres 9En 1905, Henri Matisse 1869-1954, lui aussi, cherche la tranquillitĂ©, prĂšs de la montagne, pour entamer une longue mĂ©ditation sur la couleur et sâaffranchir des postulats de la peinture acadĂ©mique, encore pesants, malgrĂ© les dĂ©fis lancĂ©s par les peintres postimpressionnistes, dans des toiles-manifeste. Matisse Ă©prouve bien des difficultĂ©s Ă exprimer son propre tempĂ©rament de peintre et Ă se libĂ©rer du cadre, encore rigide, des enseignements quâil a reçus. Tout dâabord, Ă Bohain, dans le Nord, puis Ă lâĂcole des Arts DĂ©coratifs de Paris, enfin, en 1895, Ă lâĂcole des beaux-arts, dans lâatelier de Gustave Moreau 1826-1898. Le maĂźtre symboliste encourage ses Ă©lĂšves Ă penser leur peinture, Ă la rĂȘver, au-delĂ dâune virtuositĂ© technique, Ă dĂ©passer leurs propres limites. Toutefois, aprĂšs son apprentissage, Matisse dĂ©cide de suivre les cours de lâAcadĂ©mie de la Grande ChaumiĂšre, dans lâatelier dâEugĂšne CarriĂšre 1849-1906, oĂč il rencontre AndrĂ© Derain 1880-1954, qui lui prĂ©sente Maurice de Vlaminck 1876-1958. Tous entretiennent une passion pour la peinture cĂ©zanienne. 10Lâartiste est dĂ©jĂ un peintre reconnu lorsquâil arrive Ă Collioure. En effet, en 1896, ses toiles ont Ă©tĂ© exposĂ©es au Salon de la SociĂ©tĂ© Nationale des Beaux-Arts, dont il est devenu membre associĂ©, sur proposition de Pierre Puvis de Chavannes 1824-1898. Cette fonction lui a permis de montrer, sans passer par un jury, un art expressif, qui sâinscrit dans lâair du temps. Matisse sâintĂ©resse, en effet, Ă la peinture de son Ă©poque les impressionnistes, quâil dĂ©couvre au musĂ©e du Luxembourg en 1897, et les pointillistes qui exercent une grande influence sur son travail, grĂące au traitĂ© du peintre Paul Signac 1863-1935 de 1899, DâEugĂšne Delacroix au nĂ©o-impressionnisme. Les Ćuvres quâil prĂ©sente au Salon des indĂ©pendants de 1901, puis Ă la premiĂšre Ă©dition du Salon dâautomne de 1903, en tĂ©moignent, tout comme celles qui figurent chez Vollard, lors de la premiĂšre exposition que le marchand consacre Ă lâartiste en 1904. LâĂ©tĂ© suivant, Ă Collioure, Matisse trouve le cadre idĂ©al pour mener ses recherches la mer, face Ă lui, juste Ă quelques mĂštres de la maison de pĂȘcheur quâil a louĂ©e, et la montagne, la chaĂźne majestueuse des AlbĂšres, enserrant le petit port, offrent un spectacle stimulant. Les rochers, les collines, les bateaux, les petites chapelles environnantes, constituent des sujets de choix, quâil traite avec talent. 11Rejoint par le jeune AndrĂ© Derain durant lâĂ©tĂ©, qui arrive avec de nouvelles idĂ©es, il sâattelle Ă lâĂ©laboration dâun langage original, qui va peu Ă peu se dĂ©marquer de la peinture pointilliste quâil a pratiquĂ©e, lâĂ©tĂ© prĂ©cĂ©dent, aux cĂŽtĂ©s de Paul Signac, Ă Saint-Tropez. Les artistes exĂ©cutent ainsi, grĂące Ă une collaboration quotidienne, des Ćuvres emplies de soleil, aux forts contrastes, dynamisant des plans de couleur pure, qui feront sensation au Salon dâautomne de Paris, en 1905, dans la cage aux Fauves. Le travail novateur de Matisse, dĂ©veloppĂ© dans des toiles telles que La femme au chapeau, ou IntĂ©rieur Ă Collioure, aboutissant Ă la disparition des rĂ©fĂ©rences au rĂ©el, par la dĂ©formation des lignes et lâĂ©laboration de plans de plus en plus autonomes, rompt avec les conventions classiques de reprĂ©sentation. Matisse propose une peinture qui entame le concept de lâart comme esthĂ©tique plaisante, loin dâun idĂ©al de beautĂ© préétabli, dans des compositions rĂ©gies par lâĂ©motion. PrĂšs de la montagne, il parvient Ă redĂ©finir lâacte pictural, en harmonisant ses sentiments Ă dâautres systĂšmes de reprĂ©sentation. Aux cĂŽtĂ©s de Derain, vĂ©ritable thĂ©oricien de la couleur, il est plus rĂ©ceptif au fait plastique pur et sâengage dans une nouvelle voie chromatique. 3 P. Schneider, Matisse, p. 45. 12GrĂące Ă une rĂ©flexion poussĂ©e, les artistes ordonnent et Ă©quilibrent des zones de couleurs franches, parfois explosives, comme de la dynamite, dans leurs toiles, renonçant aux lois classiques de lâoptique. Ils parviennent Ă accroĂźtre la conscience de la rĂ©alitĂ© matĂ©rielle du tableau pour demeurer au plus prĂšs de la vie immĂ©diate dâun monde lumineux, fort et dense. Les peintres parisiens abandonnent le ton local pour passer aux tons non rĂ©alistes, en ayant recours aux aplats, et mettent fin Ă la peinture illusionniste. Le sujet est traitĂ© comme un instantanĂ©, et sâimpose dans une vision lyrique du monde avec une sensibilitĂ© qui nâexclut pas la dissonance. Tout un systĂšme dâĂ©quivalence triomphe du chaos lumineux et permet de restituer lâessence de chaque chose. Lâacte pictural se charge dâune spiritualitĂ© nourrie par la matiĂšre et la couleur, fruit dâune mĂ©ditation Ă©clairĂ©e sur le monde. Lâartiste effectue plusieurs sĂ©jours fructueux Ă Collioure jusquâĂ la guerre, oĂč il rencontre le sculpteur Maillol travaillant non loin, Ă Banuyls-sur-Mer3. CĂ©zanne recommandait aux artistes dâaiguiser leur vision face Ă la nature et dâobserver les moindres dĂ©tails avec leur propre sensibilitĂ©, afin que la peinture demeure un art vivant, quâelle ne dĂ©cline pas en se perdant dans la peinture des gĂ©nĂ©rations prĂ©cĂ©dentes. Tel fut le but de Matisse, mais aussi celui de Picasso, tout au long des divers sĂ©jours quâil effectua prĂšs de la montagne, milieu naturel riche et poĂ©tique, qui allait inspirer le peintre et lâamener vers le cubisme. Pablo Picasso 1881-1973, la naissance dâun cubisme radical dans les PyrĂ©nĂ©es 13Pour les artistes en quĂȘte dâauthenticitĂ©, comme CĂ©zanne, puis Matisse, la montagne constitua en effet, un ancrage moral et esthĂ©tique face aux prĂ©ceptes dominants des anciennes acadĂ©mies, et devint le symbole de leur rĂ©sistance aux institutions. Ce fut le cas, aussi, au tout dĂ©but du siĂšcle, pour le peintre Pablo Picasso, qui remit en cause lâenseignement des Ă©coles, dĂšs quâil eut conscience de leurs limites et effectua plusieurs sĂ©jours prĂšs des montagnes. Fils dâun professeur dâart, Picasso reçut une formation artistique classique dĂšs son enfance, avant de suivre, en 1896, les cours de lâĂ©cole des beaux-arts de Barcelone, puis ceux de la Llonja, oĂč son pĂšre enseignait. LâannĂ©e suivante, Ă seize ans, il rĂ©ussit le concours dâentrĂ©e de lâAcadĂ©mie royale de San Fernando, et fut admis Ă lâĂ©cole des beaux-arts de Madrid, la plus prestigieuse dâEspagne, oĂč bien des artistes renommĂ©s avaient sĂ©journĂ©. Toutefois, le jeune homme ne poursuivit pas son enseignement Ă San Fernando, quâil trouvait trop contraignant, et qui ne lui permettait pas de suivre son propre tempĂ©rament. 14Aussi, retourna-t-il Ă Barcelone, en 1898, pour travailler seul, mais il tomba malade. Il effectua sa convalescence Ă Horta de Sant Joan, le village de son ami Manuel PallarĂšs 1876-1974, situĂ© prĂšs de la ville de Tarragone, oĂč il partagea la vie des paysans. Ce sĂ©jour de quelques mois fut, pour lâartiste, une vĂ©ritable rĂ©vĂ©lation. La prĂ©sence de la montagne, la Santa Barbara, le contact quotidien avec la nature, et un mode de vie campagnard, rustique, lâenthousiasma. Des visions puissantes, capables de nourrir son imaginaire, stimulĂšrent sa crĂ©ation, pendant de longues annĂ©es. Plus tard, lâartiste se plaira Ă rĂ©pĂ©ter 4 R. Maillard et F. Elgar, Picasso, Ă©tude de lâĆuvre et Ă©tude biographique, p. 3. Tout ce que je sais, je lâai appris dans le village de » 15En avril 1899, de retour Ă Barcelone, Picasso, frĂ©quente le cabaret Els Quatre Gats, lieu de convivialitĂ© bohĂšme, oĂč les artistes peuvent exposer leurs Ćuvres, Ă©changer leurs points de vue sur lâart. LĂ , il retrouve Miguel Utrillo 1883-1955, Carlos Casagemas 1880-1901, Ricardo Opisso 1880-1966, Julio Gonzalez 1876-1942, se lie dâamitiĂ© avec le poĂšte Jaime SabartĂšs 1881-1968 qui deviendra son secrĂ©taire particulier et expose quelques Ćuvres en 1900. 16Picasso, aimait le pays de sa jeunesse, la Catalogne, mais il savait que ce serait une chance de le quitter pour parfaire sa formation et Ă©tudier les grands maĂźtres de la peinture Ă Paris, destination obligatoire pour tout peintre qui avait de lâambition. Plusieurs sĂ©jours dans la capitale lâaidĂšrent Ă prĂ©ciser son orientation et ses choix esthĂ©tiques. Ă la pĂ©riode bleue, triste et dure, succĂ©da la pĂ©riode rose, nostalgique et dĂ©liquescente, qui trouva un public de connaisseurs et dâamateurs, le succĂšs fut vite au rendez-vous. Cependant, pour faire partie des maĂźtres les plus douĂ©s de sa gĂ©nĂ©ration, lâartiste devait Ă©laborer un nouveau langage et la tĂąche Ă©tait ardue. En 1905, il fut chargĂ© de faire le portrait de Gertrude Stein 1874-1946, une poĂ©tesse amĂ©ricaine qui soutenait le jeune Catalan et il lui fallait se dĂ©marquer de son principal rival, Matisse, pour satisfaire son mĂ©cĂšne. Pour se lancer dans de nouvelles expĂ©rimentations, il chercha Ă regagner son pays afin de sâimmerger dans un monde qui lâavait fortement inspirĂ©, quelques annĂ©es auparavant, celui de la montagne, et aller au-delĂ de ce que les Ă©coles lui avaient appris. 17Picasso partageait avec Matisse, Derain, Georges Braque 1882-1963 et dâautres artistes de sa gĂ©nĂ©ration, un vif sentiment dâadmiration pour CĂ©zanne et son Ćuvre. Il voulait, comme lui, rester au contact de son pays natal, pour se fortifier et progresser. Ă lâinstar du maĂźtre dâAix, il Ă©prouvait ce sentiment quâont les MĂ©diterranĂ©ens que leur terre est celle des dieux, oĂč sont nĂ©es les grandes mythologies, et quâelle constitue pour les crĂ©ateurs une source dâinspiration inĂ©puisable. Comme CĂ©zanne, il pensait quâil fallait sâĂ©loigner du monde artistique parisien pour sâimprĂ©gner dâune nature non domestiquĂ©e par lâhomme, afin de rĂ©vĂ©ler la vĂ©ritĂ© de la peinture. 18Pour rĂ©nover son art, Picasso effectue alors, durant lâĂ©tĂ© 1906, un sĂ©jour en Catalogne, dans un village de montagne trĂšs retirĂ©, accessible uniquement Ă dos de mulet, nommĂ© GĂłsol. Le massif de Pedraforca, qui ferme de façon imposante la perspective de la petite vallĂ©e, offre un spectacle grandiose, comme celui de la Sainte-Victoire, et lâartiste peut aller sur le motif pour capturer des images. La volontĂ© du peintre de produire un art diffĂ©rent est autant soutenue par la quĂȘte dâun retour Ă la nature et aux racines, prĂŽnĂ© par CĂ©zanne, que par la recherche de nouvelles rĂ©fĂ©rences puisĂ©es dans lâart de Gauguin 1848-1903, le Greco ou encore empruntĂ©es Ă lâart roman et ibĂ©rique local. Le travail effectuĂ© Ă GĂłsol a un impact majeur sur lâĆuvre de Picasso puisquâil dĂ©bouche sur lâachĂšvement du Portrait de Gertrude Stein, qui prĂ©sente des inventions sans prĂ©cĂ©dent, comme la rĂ©duction du visage humain Ă son masque, marquant un jalon dans lâhistoire du portrait. Ă la suite de ce sĂ©jour fĂ©cond, naĂźt un chef-dâĆuvre, Les Demoiselles dâAvignon dont lâangulositĂ© des volumes annonce le premier cubisme. 5 Fernande Olivier 1881-1966, de son vrai nom, AmĂ©lie Lang, compagne de lâartiste de 1904 Ă 1912. ... 19En 1909, grĂące Ă la vente de toiles, lâartiste effectue un autre sĂ©jour en Espagne. Il gagne Horta de Sant Joan, oĂč il avait sĂ©journĂ© dans sa jeunesse, Ă la suite dâune maladie, chez son ami PallarĂšs. Tout prĂšs de la montagne Santa Barbara, il rĂ©alise des Ćuvres remarquables comme Usines Ă Horta, le RĂ©servoir de Horta de Sant Joan, ou encore des portraits de Fernande5, au cou-montagne », qui poussent toujours plus loin les postulats cĂ©zanniens. Lâartiste Ă©labore une nouvelle syntaxe, bouleversant les principes classiques de perspective et de modelĂ©, basĂ©e sur un systĂšme rythmĂ© de formes et de couleurs, dĂ©finissant le cubisme analytique. Picasso est alors reconnu comme un artiste et il veut approfondir ses recherches. Il effectue alors un troisiĂšme sĂ©jour prĂšs de la montagne, durant lâĂ©tĂ© 1910, dans un petit port du Cap de Creus, CadaquĂšs, oĂč il sâĂ©tablit avec sa compagne Fernande. Il veut aller jusquâau bout de sa dĂ©marche, ne faire aucune concession au naturalisme pour rompre dĂ©finitivement avec les rĂšgles de reprĂ©sentation illusionniste acadĂ©mique. Il exĂ©cute alors des Ćuvres frĂŽlant lâabstraction, telles que Guitariste, ou encore Port de CadaquĂšs, qui mĂšnent Ă un cubisme conceptualisĂ©, mental. Bien quâentourĂ© de montagnes, de sujets marins fortement Ă©vocateurs, le rĂ©el disparaĂźt. La prĂ©sence dâAndrĂ© Derain, lâancien collaborateur de Matisse Ă Collioure, le conforte dans sa dĂ©marche. 6 Eva Gouel 1885-1915, nĂ©e Marcelle Humbert, chorĂ©graphe et modĂšle de Picasso de 1911 Ă 1915. 20De 1911 Ă 1914, Picasso revient Ă la montagne, effectuant plusieurs sĂ©jours Ă CĂ©ret, en Catalogne du nord. Au pied du Pic de FontfrĂšde, montagne marquant la frontiĂšre avec lâEspagne, lâartiste connaĂźt une pĂ©riode de grande effervescence, aux cĂŽtĂ©s des peintres cubistes Braque, Auguste Herbin 1882-1960 et Juan Gris 1887-1927. Des Ćuvres novatrices, marquĂ©es par une composition pyramidale, rappelant la montagne, comme LâIndĂ©pendant, de plus en plus Ă©laborĂ©es, voient alors le jour. En 1912, Ă la suite dâalĂ©as sentimentaux, il effectue, enfin, un sĂ©jour en Provence avec sa nouvelle compagne Eva6. Ă Sorgues, prĂšs du Mont Ventoux, il agence des formes gĂ©omĂ©triques pures, et multiplie les expĂ©rimentations techniques, dans des compositions inventives, qui aboutissent aux collages et engendrent, comme le voulait CĂ©zanne, une nouvelle rĂ©flexion sur la nature de lâart. Les sĂ©jours prĂšs de la montagne ont marquĂ© la production de Picasso de façon Ă©loquente. Les expressionnistes allemands et les Alpes de BaviĂšre, comme un volcan bouillonnant 21En Allemagne aussi, les artistes les plus avancĂ©s sont convaincus que les Ćuvres dâaprĂšs lâantique ne tiennent plus, et que les arts doivent ĂȘtre natifs de la terre mĂȘme oĂč leur inspiration se dĂ©veloppe, car seule la terre peut les vivifier, apporter des rĂ©ponses proches de la rĂ©alitĂ© et des nouvelles considĂ©rations esthĂ©tiques, philosophiques, sociologiques, culturelles. La montagne, repĂšre majestueux dâun espace et vĂ©ritable concentrĂ© dâune nature originelle, symbolise ce postulat Ă©mergeant en Allemagne, valorisant le sentiment dâappartenance Ă un territoire, Ă une histoire personnelle et collective. En tant que trait fort du paysage, elle incarne lâidentitĂ© dâun pays, Ă©tablie depuis des temps anciens, mais aussi la relation sentimentale de lâhomme avec un lieu. Les Alpes de BaviĂšre deviennent ainsi le théùtre dâun renouveau artistique sans prĂ©cĂ©dent. 22AprĂšs la mort de CĂ©zanne, le 22 octobre 1906, les peintres installĂ©s en Allemagne commencent Ă sâintĂ©resser aussi au rĂŽle du lieu de crĂ©ation, Ă la façon dont on peut expĂ©rimenter les formes et les couleurs, loin de la ville. Remettant en cause la sociĂ©tĂ© industrielle, la pression nĂ©faste de la culture dominante sur lâart, ils veulent rĂ©former leur attitude, leur fonctionnement personnel. Comme le maĂźtre dâAix, ils dĂ©cident de travailler sur le motif, dans une nature prĂ©servĂ©e, de cĂŽtoyer une population encore liĂ©e Ă la terre, Ă©voluant parmi des formes simples, voire primitives, pour rĂ©nover le langage plastique. Outre-Rhin, la montagne, symbole de mĂ©tamorphoses de grande envergure, assimilĂ©e Ă un volcan bouillonnant, incarnant un dĂ©sir de libertĂ© et de retour vers les forces et les lois fondamentales de la nature, joue ainsi un rĂŽle important dans le parcours de grands maĂźtres de la modernitĂ© tels que Vassily Kandinsky 1866-1944, Paul Klee 1879-1940, Alexej von Jawlensky 1864-1941 ou encore Frantisek Kupka. Ainsi, Ă partir de 1908, des artistes quittent la ville de Munich pour passer lâĂ©tĂ© Ă Murnau, un village pittoresque de Haute-BaviĂšre, oĂč la lumiĂšre est apprĂ©ciĂ©e pour sa subtilitĂ©, et oĂč la montagne créée un espace majestueux. Le lieu, exaltant, inspire Ă plusieurs peintres, dont Kandinsky, Jawlensky, Gabriele MĂŒnter 1877-1962 et Marianne von Werefkin 1860-1938, une palette expressive, qui donne vie Ă de flamboyants paysages. Lâimage de la montagne, et sa silhouette imposante, est omniprĂ©sente dans les Ćuvres créées Ă Murnau, et la palette des fauves, qui ont travaillĂ© Ă Collioure, est reprise avec un sens chromatique Ă©blouissant. De ce contexte particulier naĂźt, en 1911, un mouvement de rĂ©novation tournĂ© vers lâexpressionnisme, dirigĂ© par Kandinsky, consolidĂ© par August Macke 1887-1914 et Franz Marc 1880-1916, le Blaue Reiter » le cavalier bleu, qui 7 A. Vezin, L. Vezin, Kandinsky et le Cavalier bleu, p. 223. Vise Ă montrer, par la diversitĂ© des formes reprĂ©sentĂ©es, comment le dĂ©sir intĂ©rieur des artistes peut prendre des formes » 23En effet, Vassily Kandinsky 1866-1944 cherche Ă rĂ©nover lâart pour en faire une arme contre la sociĂ©tĂ© industrielle, capitaliste, jugĂ©e dĂ©cadente. En 1908, il sâĂ©loigne de Munich, et dâune culture convenue, pour effectuer des sĂ©jours Ă Murnau, avec sa compagne Gabriele MĂŒnter. Il sâimmerge dans une nature de haute montagne, baignĂ©e de lumiĂšre, renouant avec un monde simple, et son Ćuvre commence Ă se transformer. Une peinture de 1909 intitulĂ©e La Montagne bleue rĂ©sume les recherches de cette pĂ©riode et annonce le tournant pris par lâartiste vers un art plus libre. Le large emploi de la couleur, dans un style expressionniste, et la simplification des formes aboutissent Ă un traitement non-figuratif du sujet. Ce que Kandinsky appelle le chĆur des couleurs », est un vocabulaire colorĂ©, issu de la peinture cubiste et fauve, qui peut se charger dâun fort pouvoir Ă©motionnel et dâune dimension cosmique dynamique. 24LâannĂ©e suivante, Kandinsky peint sa premiĂšre Ćuvre abstraite intitulĂ©e, Sans titre, une crĂ©ation spirituelle qui ne procĂšde que de la seule nĂ©cessitĂ© intĂ©rieure de lâartiste, dans le sillage des Improvisations. En 1911, il Ă©crit un traitĂ© dâesthĂ©tique, Du spirituel dans lâart et dans la peinture en particulier, oĂč il invite le crĂ©ateur Ă substituer, Ă lâapparence visible, la rĂ©alitĂ© pathĂ©tique et invisible de la vie. Il veut ainsi redĂ©finir lâobjectif de lâĆuvre dâart 8 V. Kandinski, Du spirituel dans lâart et dans la peinture en particulier, p. 21. Une Ćuvre dâart nâest pas belle, plaisante, agrĂ©able. Elle nâest pas lĂ en raison de son apparence ou de sa forme qui rĂ©jouit nos sens. La valeur nâest pas esthĂ©tique. Une Ćuvre est bonne lorsquâelle est apte Ă provoquer des vibrations de lâĂąme, puisque lâart est le langage de lâĂąme et que câest le seul. [âŠ] Lâart peut atteindre son plus haut niveau sâil se dĂ©gage de sa situation de subordination vis-Ă -vis de la nature, sâil peut devenir absolue crĂ©ation et non plus imitation des formes du modĂšle » 25JusquâĂ la guerre, Kandinsky continue dâinventer des formes conduisant Ă un langage abstrait quâil veut rĂ©volutionnaire, pour exprimer lâintĂ©rioritĂ© spirituelle abstraite, en perpĂ©tuelle Ă©volution. Dans sa production des annĂ©es vingt, il combine les formes gĂ©omĂ©triques et les couleurs pour rĂ©vĂ©ler un monde mystĂ©rieux, issu de la musique, ou du cosmos, parfois rĂ©sumĂ© Ă une Ă©pure. Des tableaux comme Schwarzer Raster 1922, ou Einige Kreise 1926, oĂč son trait sâest solidifiĂ©, montrent un lyrisme cĂ©rĂ©bral. Dans Steroscopic exhibition, les deux triangles aigus bleutĂ©s, dynamisant la composition, sont, pour cet artiste cultivĂ©, une sorte de private joke ». 26Ă partir de 1910, Paul Klee 1879-1940 se rapproche des peintres de la montagne » qui posent de nouvelles problĂ©matiques, liĂ©es Ă la nature et Ă lâobjectif de lâart. Comme eux, il est convaincu que la notion dâidĂ©al et de beautĂ© est tout Ă fait dĂ©suĂšte, dĂ©passĂ©e. Certes, lâartiste, dont lâĆuvre est intuitive, a une personnalitĂ© bien affirmĂ©e. RefusĂ© Ă lâAcadĂ©mie des beaux-arts de Munich en 1898, il est dirigĂ© vers lâatelier dâHeinrich Knirr oĂč il Ă©tudie le dessin figuratif. En 1900, il est finalement admis aux Beaux-Arts, dans la mĂȘme classe que Kandinsky, mais Ă lâinstar du jeune artiste russe, il a dĂ©jĂ dĂ©fini son objectif artistique et il entend peindre selon sa propre conception du monde. Il se rend Ă Paris en 1912 et dĂ©couvre chez les marchands lâart des cubes ». Il sâintĂ©resse aux Ćuvres de Robert Delaunay 1885-1941, Braque, Picasso, et Derain, dĂ©positaires de lâhĂ©ritage artistique de Paul CĂ©zanne, qui fait lâobjet de nombreuses Ă©tudes. Les inventions des pionniers du cubisme et des collages, Picasso et Braque, ont alors atteint tous les cercles dâart et suscitĂ© un vif enthousiasme. Le traitĂ© rĂ©digĂ© par Jean Metzinger 1883-1956 et Albert Gleizes 1881-1953 en 1912, Du cubisme, a permis de diffuser Ă lâĂ©tranger les principes dâune esthĂ©tique qui fait scandale, car elle incite les artistes Ă refuser toute convention de reprĂ©sentation. LâannĂ©e suivante, Paul Klee traduit un texte de Robert Delaunay qui lâintĂ©resse particuliĂšrement, De la lumiĂšre, et a recours, pour rĂ©nover son art, aux principes esthĂ©tiques orphistes » dĂ©veloppĂ©s par les Delaunay, Sonia et Robert, quâil invite en Allemagne, pour y exposer leurs Ćuvres. 27En 1914, Klee rejoint le Blaue Reiter », et fonde avec Jawlensky, Kandinsky, MĂŒnter et Alexander Kanoldt 1881-1939, un mouvement artistique rĂ©novateur, La Nouvelle SĂ©cession » de Munich. Puis il entreprend un voyage en Tunisie avec ses amis Macke et Louis Moilliet 1880-1962. En avril, avant dâembarquer Ă Marseille, i1 sĂ©journe Ă LâEstaque, dans lâintention de photographier le viaduc peint par CĂ©zanne et Braque, quâil admire. Lorsque la guerre Ă©clate, les artistes doivent trouver refuge dans les pays neutres pour continuer de peindre ou sâengager. Jawlensky et Kandinsky, de nationalitĂ© russe, doivent sâexiler. August Macke est tuĂ© sur le front de Champagne, le 26 septembre 1914, tout comme Franz Marc, lâami de toujours, le sera deux ans plus tard Ă Verdun. MobilisĂ©, Klee obtient, grĂące Ă son pĂšre, dâĂȘtre affectĂ© dans un rĂ©giment de rĂ©serve Ă Munich oĂč il peut encore exercer son art. En cette pĂ©riode, Ă©prouvĂ© par les Ă©vĂ©nements, ses sensations sont intenses et prĂšs des montagnes, notamment la Zugspitze, dans le massif du Wetterstein, la production de lâartiste se transforme, marquant un rĂ©el tournant stylistique. En 1917, il expose Ă la galerie Der Sturm de Berlin, et son travail remporte un grand succĂšs. On note que Klee a intĂ©grĂ© lâidĂ©e de rĂ©volution dans son art, ayant pris conscience que lâart moderne est un dĂ©fi jetĂ© Ă la culture bourgeoise, avec, pour emblĂšme, le triangle, une forme gĂ©omĂ©trique universelle, qui figure dans une aquarelle devenue cĂ©lĂšbre, Le Niesen, datĂ©e de 1915. 28Dans cette Ćuvre, lâimposante masse pyramidale du Niesen, culminant Ă 2 563 mĂštres, est reprĂ©sentĂ©e selon les prĂ©ceptes du maĂźtre dâAix, dans un style qui oscille entre le fauvisme et le cubisme triomphant. La montagne est traitĂ©e avec un lavis bleu azur, lui confĂ©rant une lĂ©gĂšretĂ© mĂ©taphysique, rĂ©sonnant avec les aplats bigarrĂ©s, lumineux des arbres, de forme orthogonale. 9 P. Klee, ThĂ©orie de lâart moderne, p. 11. 29Paul Klee, qui avait dit je suis Dieu9 », a rempli le ciel dâĂ©toiles scintillantes, cĂŽtoyant la lune et le soleil, pour crĂ©er une ambiance onirique. LâhĂ©ritage cubiste est bien prĂ©sent dans cette belle composition qui est un prĂ©lude aux chefs-dâĆuvre qui toucheront le public par leur sincĂ©ritĂ© expressive, comme Senecio, de 1922, ou ChĂąteau et soleil, de 1928. 10 P. BrullĂ©, Catalogue de lâexposition Frantisek Kupka, 2016. 30De son cĂŽtĂ©, le peintre tchĂšque Frantisek Kupka 1871-1957 tisse aussi un lien particulier avec la montagne. Dans une Ćuvre emblĂ©matique, MĂ©ditation, 1897 il sâest reprĂ©sentĂ© nu, agenouillĂ© devant un imposant paysage de montagne. Lâartiste se pose des questions cruciales pour lâĂ©volution de son art, quant Ă la rĂ©alitĂ© des choses et leur reprĂ©sentation. La montagne lui rĂ©vĂšle lâarticulation entre physique et mĂ©taphysique, entre phĂ©nomĂšne et noumĂšne, lâinterroge sur le sens de la vie. Kupka sâinstalle Ă Paris en 1896 et devient lâauteur dâune crĂ©ation picturale trĂšs originale. Il est le premier Ă affronter le public avec des Ćuvres non figuratives lors du salon dâautomne de 1912. Il crĂ©e une autre rĂ©alitĂ©, rejetant toute rĂ©fĂ©rence au monde sensible10. 31La rĂ©novation voulue par le maĂźtre dâAix permet aussi de donner un statut moderne Ă lâart des cubo-futuristes russes, thĂ©orisĂ©, en 1912, par le peintre du suprĂ©matisme, Kasimir Malevitch 1879-1935, qui conçoit le CarrĂ© blanc sur fond blanc, jugĂ© scandaleux, en 1918, puis, Ă celui des constructivistes rĂ©volutionnaires, tout debout contre lâordre ancien » 11 Marcade, Catalogue de lâexposition Le futurisme, 2008-2009, p. 59. Malevitch avait bien vu que le principe dynamique Ă©tait dĂ©jĂ prĂ©sent, Ă lâĂ©tat dâembryon, chez Paul CĂ©zanne et, Ă sa suite, dans les toiles cĂ©zannistes gĂ©omĂ©triques de Georges Braque ou de Pablo » 32Dans son manifeste Une gifle au goĂ»t du public, David Burliouk 1882-1967 avait rĂ©affirmĂ© que Paul CĂ©zanne, le gardien de la Sainte-Victoire, Ă©tait le pĂšre de toute lâavant-garde picturale, un mouvement de contestation international qui mena, aprĂšs la Grande Guerre, Ă lâanti-art. Dada, fruit de la rĂ©bellion systĂ©matique contre toute esthĂ©tique Ă©tablie, vit, lui aussi le jour prĂšs de pics majestueux, Ă Zurich, la capitale de la Suisse alĂ©manique. Lâart de lâabsurde, dâHugo Ball 1886-1927, Tristan Tzara 1896-1963, Richard Huelsenbeck 1892-1974 et Francis Picabia 1879-1953, dĂ©boucha sur le surrĂ©alisme, qui Ă©voluera sur les hautes terres de lâinconscient et de la folie, avant dâĂȘtre stoppĂ© net par le chaos de la Seconde Guerre mondiale. La montagne et lâart moderne 33La montagne, repĂšre-tĂ©moin de parcours crĂ©atifs exemplaires, peut ĂȘtre vue comme le fil reliant les Ćuvres dâartistes modernes, dâorigine et de cultures variĂ©es, Ă celles de Paul CĂ©zanne. Ceux-ci ont cherchĂ© Ă porter un nouveau regard sur la nature, lâopposant de façon aiguĂ« au nouveau monde industriel, asservissant et dĂ©gradant lâhomme. La montagne, vĂ©ritable concentrĂ© de nature, monde prĂ©servĂ© et intact, leur a fourni un refuge pour sâinterroger, en se donnant pour mission, Ă lâinstar du maĂźtre dâAix, dâinvestir le paysage, afin que celui-ci cesse dâĂȘtre un document gĂ©ographique, ou scientifique, pour devenir un exercice purement plastique et psychologique. Ce dernier considĂ©rait lâĆuvre comme un tĂ©moignage particulier, dâun moment dâintrospection et de rĂ©flexion du peintre face Ă la nature. Lâhomme, tout entier, devait se transformer pour apporter au tableau sa vraie substance, par un regard plus perçant et plus conscient, tant sur le monde, que sur lui-mĂȘme. Pour CĂ©zanne, la Sainte-Victoire Ă©tait lâun des moyens dây parvenir. Cette derniĂšre devint lâemblĂšme de la volontĂ© de lâartiste, debout contre lâordre Ă©tabli, de rĂ©nover lâart en profondeur. La montagne peut ainsi ĂȘtre considĂ©rĂ©e comme le symbole de la rĂ©volte contre les diktats des acadĂ©mies qui a rassemblĂ© les plasticiens voulant puiser tant dans une idĂ©ologie vivante que dans un environnement Ă forte identitĂ©. 34Picasso et Matisse ont aussi cherchĂ© dans la nature des rĂ©ponses Ă des questions cruciales. Matisse, bien quâinstallĂ© prĂšs de la mer, Ă Collioure, sâest imprĂ©gnĂ© de la dimension mystique et sauvage des AlbĂšres, enserrant le port, pour Ă©laborer son langage fauve. De mĂȘme, la montagne, vĂ©ritable laboratoire de recherche Ă ciel ouvert, a incarnĂ© pour Picasso autant une volontĂ© crĂ©ative sans borne, quâune farouche opposition aux rĂšgles des Beaux-Arts. Lâimmersion de Picasso dans le milieu montagnard, de 1906 Ă 1914, de Gosol Ă CĂ©ret, le propulsa sur le devant de la scĂšne. Les sĂ©jours prĂšs de la montagne ont marquĂ©, de façon Ă©loquente, lâĂ©volution du style des deux artistes, rendant hommage, par une dĂ©marche forte, au bon dieu de tous les peintres ». En effet, plusieurs Ćuvres significatives de la modernitĂ© attestent que la montagne, entitĂ© puissante, Ă la fois physique et mĂ©taphysique, propice Ă une rĂ©flexion sur le sens et la nature du rĂ©el et de lâart, a constituĂ© le lieu privilĂ©giĂ© de la rĂ©sistance aux anciens prĂ©ceptes, et nourri une expression plus dynamique. Les artistes allemands et ceux dâEurope du Nord, trouvĂšrent aussi dans le milieu montagnard les conditions propices Ă la formulation dâun art qui ne sâattache plus Ă la rĂ©alitĂ© physique mais aux Ă©tats dâĂąme du crĂ©ateur. 35Selon Kirchner, les peintres ne devaient plus sâimposer de rĂšgles et lâinspiration devait couler librement afin de donner une expression immĂ©diate Ă leurs pressions psychologiques. La production de Kandinsky, rĂ©alisĂ©e Ă Murnau dĂšs 1909, affirmait un art dĂ©nuĂ© de sa fonction de reproduction du rĂ©el pour renforcer sa composante subjective jusquâĂ formuler une abstraction lyrique, issue dâun profond dĂ©sir spirituel quâil appelait la nĂ©cessitĂ© intĂ©rieure », et quâil tenait pour un principe essentiel de lâart. Paul Klee, prĂšs des monts Zugspitze dans les Alpes, aprĂšs des mois dâune longue maturation et dâune intense rĂ©flexion thĂ©orique au contact de la montagne, fondĂ©e sur son expĂ©rience et sur une dĂ©marche esthĂ©tique proche de celle des Delaunay, Ă©mit lui aussi de nouveaux principes sur la forme et la couleur, et exposa la premiĂšre thĂ©orie systĂ©matique des moyens picturaux purs, qui conduisit Ă une clarification exceptionnelle des possibilitĂ©s contenues dans les procĂ©dĂ©s abstraits. De tels procĂ©dĂ©s seront Ă©galement explorĂ©s par les cubo-futuristes russes et par le maĂźtre du suprĂ©matisme, MalĂ©vitch, enfin, par Kupka, dont la rĂ©flexion se calquait sur lâimage de la montagne, comme le montre lâĆuvre MĂ©ditation. 36Ainsi, tout comme on ne peut pas regarder la production de CĂ©zanne sans penser Ă sa relation avec la Provence et la Sainte-Victoire, on ne peut ignorer le rĂŽle jouĂ© par la montagne, selon un principe de filiation spirituel inĂ©dit, dans lâĂ©volution du sentiment esthĂ©tique de plusieurs figures majeures de lâart du xxe siĂšcle, qui mena Ă lâĂ©laboration de nouvelles thĂ©ories, et ouvrit la voie aux avant-gardes les plus audacieuses.
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mode de vie des artistes en marge de la société